18 Oct « Et il y avait des clubs »
Malick Sidibé, Dansons le twist, 1964 ©Malick Sidibé
« Quand la jeunesse s’est développée, les jeunes maliens ont commencé à me demander s’ils pouvaient faire des photos. Je me suis donc payé des appareils un peu plus perfectionnés pour photographier les soirées. En 1955 ou 57, il y a eu le « hula-hoop[1] » américain. Et il y avait des clubs. J’ai fait des photos avec pleins de gens, les jeunes dansaient follement ! Les clubs étaient très différents des boîtes de nuit. Au départ, c’était ce que l’on appelait des « grains[2]« , des jeunes d’un même quartier qui s’entendaient bien. Tout s’organisait en commun : les baptêmes, les mariages et même les funérailles. C’était des groupes d’amis, de 30 à 40 jeunes. Ils s’asseyaient pour causer et boire le thé, mais il arriva un moment où cela ne suffisait plus. Il fallait organiser des soirées, donc ils ont ouvert les clubs.
Malick Sidibé, Les trois camarades en exhibition, 1966 ©Malick Sidibé
Il y avait « Las Vegas », « Sheranga Club », « Les Beatles », « Night Club », etc. Ils avaient créé des noms de clubs, en anglais, comme les « Kings », ou même en espagnol… Il y avait aussi « Les chats sauvages », « les chauves-souris », etc. Il y avait plus de quatre-vingt clubs.
Moi je ne faisais pas parti d’un club. Je les photographiais seulement ! La jeunesse des clubs ! Je ne dansais pas non plus, je ne sais pas danser. J’admirais simplement leurs danses, leur folie de jeunesse et ça me plaisait ! J’étais très content quand je les voyais danser, sourire, ça m’amusait beaucoup !
Malick Sidibé, Regardez, moi !, 1962 ©Malick Sidibé
Je quittais le studio à partir de minuit ou 1h du matin. C’est après minuit que je me rendais dans les soirées, dans les quartiers. Et je travaillais jusqu’à quatre heures du matin ! J’ai commencé les soirées quand les groupes de jeunes ont commencé à me remettre des cartes d’invitation « rendez-vous le samedi prochain pour la soirée dansante animée par le Night Club ou les Chats sauvages ! ». Bon, il fallait s’y rendre parce que c’était très important ! Avant la soirée, si on avait une jolie fille, il ne fallait pas rater la soirée, il fallait faire des courses avec les amis, avec la fille, car elle pouvait peut-être devenir une fiancée ! Il fallait se trimballer avec la fille, ça faisait plaisir ! (rires)
Malick Sidibé, Arrivée Sacko Abdoulaye, 1967 ©Malick Sidibé
Dans les années 1960, il était rare de voir un garçon et une fille ensemble. En Afrique, ce n’était pas comme en Europe, on ne se rapprochait pas trop entre filles et garçons. Ce n’était pas bien pour nous, et souvent les parents n’étaient pas d’accord, les jeunes filles avaient honte. Les jeunes avaient même honte de se prendre dans les bras pour danser. Ca les gênait. Moi j’ai fait des photos de jeunes qui s’embrassaient. Mais je les ai surpris ! Pendant les moments de musique « blues » par exemple, on éteignait la lumière, et c’était le moment où les jeunes pouvaient s’embrasser. Ils se disaient « embrassons-nous, Malick ne nous verra pas, c’est l’obscurité ! ». Alors je venais pour les surprendre, je donnais un coup de flash, toc… ! Après, ils achetaient ces photos. Ils préféraient garder un souvenir de ce moment avec cette fille qu’ils aimaient. Ils en achetaient une pour eux et une pour la fille. Les filles ne payaient rien. Même les cotisations pour l’organisation des soirées, les filles ne payaient pas. La présence d’une fille, c’était déjà beaucoup pour eux, et pour la soirée.
Malick Sidibé, Couple de danseurs, 1969 ©Malick Sidibé
Les jeunes avaient à peu près le même âge. C’était des jeunes qui travaillaient dans les garages, dans des ateliers, du même quartier, et qui voulaient s’amuser.
En France, il y a eu les « zazous », et ça, c’étaient les premières soirées, les grandes soirées que j’ai commencé à faire dans des endroits qui avaient un peu de succès. C’était sérieux quoi. On les appelait « les groupes zazous ». Il y avait parfois des soirées à la maison des combattants, c’était des soirées pour tout le monde. Il y avait des orchestres africains qui venaient jouer là, c’était beaucoup plus sérieux que les « chauves-souris » ! Ce qui m’amusait chez eux, c’est qu’ils s’en foutaient de tout, pas de protocole ni rien, parfois ils criaient… (rires) C’est ça qui me plaisait chez eux, c’est pourquoi je les ai toujours accompagnés. Cet air de jeunesse, c’est ça qui m’a gardé jeune. Je les ai toujours suivis. Ils me respectaient mais pas comme un grand-père, un papa. J’ai toujours souhaité qu’ils m’appellent « Malick », et il n’y avait pas de barrière, ils n’avaient pas honte devant moi. Pour les photos, je leur demandais de se mettre dans des positions de jeunes, alors après ils ne se gênaient plus devant moi. Pendant les soirées, ils faisaient tout ce qu’ils voulaient, ils étaient en confiance.
Malick Sidibé, Soirée mariage Drissa Balo, 1967 ©Malick Sidibé
Mon père était éleveur. Il était aussi chasseur mais il tuait seulement des gibiers pour la maison. Il ne portait pas l’habit de chasseur. Lui était chasseur et moi je suis chasseur d’images, c’est vrai ! (rires) Je suis chasseur d’images, partout où il y a des personnes, des gestes et des jeux d’enfants… Je choisissais ces moments-là car ils me plaisaient beaucoup, surtout dans les surprises-parties. Et là les gestes étaient très significatifs. Il m’arrivait parfois de dire aux jeunes qu’il fallait s’amuser car après cette danse… peut-être, un jour, quand on mourra, tout cela sera fini. On ne verra alors plus cette gaieté en vous, le corps sera inerte. « C’est maintenant le meilleur moment, vous sautez, vous criez, c’est la vie ! » C’était assez philosophique. »
Malick Sidibé
[1] Le « hula-hoop » est pratiqué avec un cerceau qui a été commercialisé par la société Wham-O à la fin des années 50 et qui a donné naissance à une danse rythmée et déhanchée très à la mode à cette époque aux Etats-Unis.
[2] Le grain, au Mali, est un nom donné pour désigner les réunions de jeunes du même âge, ce mot peut aussi désigner la personne qui est à l’origine d’un projet.